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Des premières formes musicales afro-américaines aux styles modernes
Qui pouvait soupçonner durant la Renaissance que le langage musical européen se métisserait un jour à des rythmes africains? Leurs différents passés devenus inextricables confondent les historiens qui ne relatent que des bribes de leur hybridation. Au XVIe siècle, Luther, un moine révolutionnaire, opère une transformation cultuelle en introduisant des mélodies populaires dans sa nouvelle Église qui sera qualifiée plus tard de protestante. Le diable n'avait pas le droit de garder pour lui tout seul la musique qu'aimait le peuple, affirmait-il. Déjà héritier d'éléments syntaxiques appartenant à l'espace musical médiéval grégorien, le choral luthérien poursuit son cheminement, intégrant les genres musicaux populaires dans un esprit universaliste, en raison de la Réforme. Or, on peut dégager l'idée qu'une nouvelle conception du monde émerge après une crise religieuse (où l'ancien paradigme n'arrive plus à interpréter le monde), cédant ainsi la place à une interprétation renouvelée, plus humaniste du culte et de sa pratique musicale. On sait que la réforme contestait d'une part la pratique des indulgences, qui ne relevait pas d'une doctrine biblique, et d'autre part le contrôle du Livre Saint par l'élite ecclésiastique. Dans une conception du monde qui s'oppose à ces pratiques, Luther redonne la Bible au peuple qui est invité à participer davantage à la vie religieuse. C'est dans cet esprit que le chant sacré, exécuté traditionnellement par des spécialistes, deviendra la voix unifiée du peuple qui est appelé à s'adresser lui-même à Dieu à l'aide de ses propres chants. C'est ainsi qu'au sein de la crise religieuse s'est opéré un métissage entre la musique du peuple et la musique cultuelle, métissage qui constitue un microcosme de l'idéal luthérien. Poursuivons l'histoire. Très loin de là, des sauvages au teint foncé, vivant comme des singes aux yeux de l'Europe civilisée, se livrent à des rituels primitifs et barbares. Leur musique apparaît alors comme une forme de transe des plus étrange, voire inhumaine. Une centaine d'années après la Réforme luthérienne, on amène de force des Noirs en Virginie afin de profiter du fruit de leur labeur. Au début du XIXe siècle, la nouvelle théorie de Darwin sur l'évolution des espèces sert à justifier les abus des maîtres planteurs qui exploitent les Noirs sans vergogne (Côté 1992 : 21). Presque à la même époque, soit en 1784, John Westley incarne en Amérique l'Église luthérienne. Tout comme pour l'Église du célèbre moine d'Eisleben, l'accueil du pauvre et du profane demeure un aspect fondamental du culte westleyen. À la suite de nombreuses campagnes d'évangélisation, on voit les Noirs se convertir en masse à la religion de Westley, la considérant comme une véritable planche de salut, autant matérielle que spirituelle, vu leur grande pauvreté. C'est alors que les shouts et les work-songs, formes d'expression musicale de souche africaine, pénètrent, en Amérique, le territoire ecclésiastique d'origine européenne. En effet, pourquoi laisser toute cette énergique musique entre les mains du diable, devait se dire Westley à son tour. Ainsi s'opèrera alors un métissage invraisemblable : le cantique occidental vient se fusionner à la kyné-musique du peuple noir. Les spirituals ne sont ni complètement américains, ni complètement africains. Ils se situent dans un inter-espace où s'est combinée la musique de deux traditions culturelles. Sous ce nouveau langage se cache aussi un microcosme d'une nouvelle interprétation du monde. En effet, rejetant la conception du monde qui place le Noir au rang d'un animal pour la remplacer par une conception universaliste qui maintenant l'intègre, l'Église westleyenne permet un métissage culturel qui ne fait certes pas l'affaire des Sudistes qui défendent l'autre paradigme. Cette formidable rencontre a donc été un préalable à l'éclatement des codes et des conventions de la musique religieuse américaine; cette dernière témoigne désormais de la réunion des Noirs et des Blancs. Ainsi, au sein d'une crise idéologique significative pour l'Amérique contemporaine, un nouveau langage musical (dont la syntaxe hybride mélange l'harmonie européenne aux riffs africains) reproduit l'interprétation westleyenne du monde. Mais le blues n'est pas encore né; il lui manque un élément pour cela. C'est au sein des minstrels shows, le pendant américain du vaudeville européen, que la musique des Noirs américains et le folklore britannique se fusionneront. En effet, à ce moment, les Blancs s'intéressent de plus en plus aux qualités musicales des Noirs et, afin de leur rendre hommage sans trop se compromettre, les premiers minstrels se noircissent le visage et imitent les prouesses des musiciens noirs afin de divertir le public blanc américain. C'est tout simple: des Blancs se déguisent en Noirs pour divertir un public de Blancs avec des musiques «noires et blanches» popularisées par des Noirs! Et vers 1855, les minstrels sans maquillage voient le jour et, au sein de leur répertoire hétérogène, le blues se définit progressivement: De façon générale, ces hommes avaient absorbé les formes de musique européenne qui passaient à leur portée: des hymnes westleyens, des airs de violon écossais et irlandais et des ballades country de toutes sortes, transformées et remodelées par leurs propres traditions africaines.(Springer 1985 : 47) Encore une fois les codes se déconstruisent puis se reconstruisent au sein d'un changement dans le tissu social. Sortis de l'église, les spirituals se transforment en blues. Le tortueux cheminement de ce genre musical est pourtant bien loin de se terminer là. En effet, jusqu'aux années cinquante, des race records au rhythm and blues, le genre consacré par les Noirs se travestit à nouveau; c'est au tour d'Elvis «The Pelvis» de poursuivre l'étonnante mutation. Mais cette fois-ci, ce n'est pas le visage qu'on noircit, comme l'ont fait les minstrels, mais l'âme, et cela au grand déplaisir de la droite américaine. C'est la naissance d'un mouvement où les nouvelles générations ne cesseront de s'affirmer par la voix grondante du rock and roll, la version électrifiée du blues rural. Avec la génération dite du babyboom, cette musique devient un symbole de contestation. La jeunesse méprise en effet les valeurs rattachées au système capitaliste qui avait exploité le peuple associé à cette musique. Porteuse d'une nouvelle pensée, cette génération s'oppose donc à l'establishment en se marginalisant musicalement. Servant la remise en question des valeurs des générations précédentes, le rock est le symbole privilégié du discours contestataire. Il est le véhicule de cette folle exploration qui part dans toutes les directions, en autant qu'elles se distinguent de l'idéologie dominante, cette dernière représentant pour les jeunes un vieux paradigme à remplacer. C'est aussi le début d'une diversité d'expériences musicales où le rock sera servi à toutes les sauces (jazz rock, rock symphonique, rock progressif, pop rock, hard rock, heavy metal, etc.). Aujourd'hui, rhythm and blues continue sa route, multipliant ses dérivés à travers les différentes praxis sociales, entre autres par la voie de la commercialisation systématique. C'est toutefois au sein de crises sociales qu'il s'anime et renouvelle ses airs en se métissant. Son hybridité chronique démontre la nécessité d'observer les points de croisement qui sont des lieux privilégiés de l'émergence de nouveaux langages.
Tiré de Processus de création et musique populaire, Gérald Côté |